Dayna Jurgens

était allongée toute nue sur l’énorme lit double, écoutant le sifflement régulier de la douche. Elle regardait son reflet dans le grand miroir circulaire installé au plafond qui reproduisait exactement la forme et la dimension du lit. Et elle se dit que la position qui mettait le mieux en valeur le corps féminin était d’être couchée sur le dos, les bras en croix, le ventre rentré, les seins naturellement dressés, sans que la gravité les attire vers le bas. Il était neuf heures et demie du matin, le 8 septembre. Le juge était mort depuis dix-huit heures, Bobby Terry depuis beaucoup moins de temps – malheureusement pour lui.

La douche coulait et coulait.

Complètement obsédé par la propreté, pensa-t-elle. Qu’est-ce qui a pu lui arriver pour qu’il prenne des douches d’une demi-heure ?

Son esprit revint au juge. D’une certaine façon, c’était une idée vraiment brillante. Qui aurait soupçonné un vieillard ? Flagg, apparemment. Flagg qui savait la date et le lieu approximatif de son arrivée. Des gardes avaient été postés tout le long de la frontière entre l’Idaho et l’Oregon, avec ordre de le tuer.

Mais le travail avait été bâclé. Depuis l’heure du dîner, hier soir, les grosses huiles qui menaient la danse ici, à Las Vegas, se promenaient les yeux baissés, le visage fermé. Whitney Horgan, un excellent cuisinier pourtant, avait servi une sorte de pâtée pour les chiens, complètement brûlée. Le juge était mort, mais quelque chose avait mal tourné.

Elle se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda le désert. Sous le soleil écrasant, deux autobus scolaires roulaient sur la nationale 95, en direction de la base aérienne d’Indian Springs où elle avait appris qu’on donnait tous les jours des cours sur les jets militaires. Plus d’une douzaine de personnes à l’ouest savaient piloter, mais par bonheur pour la Zone libre, aucune d’elles n’était qualifiée pour s’asseoir aux commandes des jets de la Garde nationale basés à Indian Springs.

Mais ils apprenaient vite. Oh oui.

Ce qui était le plus important pour elle, à propos du sort du juge, c’était qu’ils étaient au courant de son arrivée, alors qu’ils n’auraient pas dû l’être. Avaient-ils un espion dans la Zone libre ? C’était possible. Après tout, l’espionnage est un jeu qui peut se jouer à deux. Mais Sue Stern lui avait bien dit que la décision d’envoyer des espions à l’ouest avait été prise dans le plus grand secret et il lui paraissait tout à fait improbable que l’un des sept membres du comité puisse être dans le camp de Flagg. Pour une bonne raison : mère Abigaël aurait su qu’il y avait une pomme pourrie dans le sac. Dayna en était sûre.

Ce qui laissait une autre possibilité, fort peu alléchante : Flagg lui-même savait.

Dayna était à Las Vegas depuis huit jours et elle avait l’impression d’avoir été totalement acceptée par la communauté. Elle avait déjà recueilli suffisamment de renseignements pour flanquer une trouille de tous les diables à ceux qui l’attendaient à Boulder. Ce programme d’entraînement au pilotage des jets, par exemple. Mais ce qui l’effrayait le plus, c’était la façon qu’avaient les gens de s’éloigner dès que vous mentionniez le nom de Flagg, comme s’ils n’avaient pas entendu. Certains se signaient furtivement ou faisaient le signe qui éloigne le mauvais œil. Il était le grand : « Celui qui est sans être. »

Le jour. Car le soir, si vous vous installiez tranquillement dans le Cub Bar du MGM Grand Hotel ou dans la salle Silver Slipper du Cashbox, vous entendiez raconter des histoires sur son compte, vous assistiez à la naissance d’un mythe. Les gens parlaient lentement, cherchaient longtemps leurs mots, sans se regarder. La plupart buvaient de la bière. Un liquide plus fort aurait pu vous délier la langue. Or c’était dangereux. Elle savait que tout ce qu’ils disaient n’était pas vrai mais il était déjà impossible de séparer la broderie au fil d’or du canevas. Elle avait entendu dire qu’il pouvait changer de forme, qu’il était un loup-garou, qu’il avait déclenché l’épidémie, qu’il était l’Antéchrist dont la venue était annoncée dans l’Apocalypse. Elle avait entendu parler de la crucifixion de Hector Drogan, comment il avait appris, comme ça, que Heck se droguait au crack… comment il avait appris, comme ça, que le juge était en route.

On ne prononçait jamais le nom de Flagg dans ces discussions nocturnes, comme s’ils croyaient que l’appeler par son nom l’aurait fait apparaître, djinn sorti de sa bouteille. Ils l’appelaient l’homme noir. Le Promeneur. Le patron. Et Ratty Erwins l’avait surnommé « le vieux Judas des ombres ».

S’il était au courant pour le juge, n’était-il pas raisonnable de penser qu’il savait ce qu’elle faisait ici ?

La douche s’arrêta.

Ne perds pas la tête, ma vieille. Il aime brouiller les cartes pour paraître plus grand. Il pourrait avoir un espion dans la Zone libre – pas nécessairement quelqu’un du comité, simplement quelqu’un qui lui aurait dit que le juge Farris n’était pas du genre à passer de l’autre bord.

Tu ne devrais pas te balader le cul nu. Tu vas réveiller le colosse.

Elle se retourna vers lui, lui fit un sourire invitant, pensa qu’elle aimerait beaucoup l’emmener en bas dans la cuisine pour fourrer ce colosse dont il était si fier dans le hache-viande de Whitney Hogan.

– Et pourquoi penses-tu que je me promène toute nue ?

Il regarda sa montre.

– Bon, nous avons une

quarantaine de minutes.

Son pénis commençait déjà à tressaillir… comme une baguette de sourcier, pensa Dayna qui n’avait pourtant pas tellement envie de rire.

– Alors, viens. Et enlève ce truc, dit-elle en montrant sa poitrine. Ça me donne la chair de poule.

Lloyd Henreid regarda son amulette, larme noire marquée d’un seul éclat rouge sang, et l’ôta. Il la posa sur la table de nuit et la petite chaîne fit comme un sifflement.

– C’est mieux comme ça ?

– Beaucoup mieux.

Elle ouvrit les bras. Une seconde plus tard, il était sur elle. Une autre seconde, et il la besognait.

– Tu aimes ça ? demanda-t-il entre deux halètements. Tu aimes ce que ça te fait, ma cocotte ?

– J’adore…, gémit-elle en pensant au hache-viande, émail blanc, acier inoxydable.

– Quoi ?

– Je disais que j’adore !

hurla-t-elle.

Peu après, elle feignit l’orgasme, gigotant follement des hanches, criant à pleins poumons. Il éjacula quelques secondes plus tard (elle partageait le lit de Lloyd depuis quatre jours déjà et elle s’était presque parfaitement synchronisée sur son rythme) et, tandis qu’elle sentait le sperme couler le long de sa cuisse, ses yeux se posèrent par hasard sur la table de nuit.

Pierre noire.

Éclat rouge qui semblait la regarder.

Tout à coup, elle eut l’horrible impression que c’était lui qui la regardait, que c’était son œil privé de son verre de contact humain qui l’observait, comme au fond de la tombe l’œil de Dieu regardait Caïn.

Il me voit, pensa-t-elle avec horreur, sans défense avant que son esprit rationnel ne reprenne le dessus.

Pire : il voit À TRAVERS MOI.

Ensuite, comme

elle l’avait espéré, Lloyd se mit à parler. La conversation faisait aussi partie de son rythme. Il posait le bras sur ses épaules nues, fumait une cigarette, regardait leurs images dans le miroir au-dessus du lit et lui racontait les dernières nouvelles.

– Je suis drôlement content de ne pas avoir été à la place de Bobby Terry. Ah ça, oui. Le patron voulait la tête du vieux con sans une seule égratignure. Pour l’envoyer de l’autre côté des Rocheuses. Et regarde un peu ce qui s’est passé : ce tordu lui flanque deux pruneaux de 45 en pleine gueule. À bout portant en plus. Il avait sans doute mérité ce qu’il a eu, mais je suis bien content de pas avoir été là.

– Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?

– Pose pas de questions, mon petit cul.

– Comment savait-il, je veux dire, le patron ?

– Il était là.

Un frisson courut dans son dos.

– Il était là par hasard ?

– Oui. Il est toujours là par hasard quand il y a des problèmes. Putain de Dieu, quand je pense à ce qu’il a fait à Eric Strellerton, cet enfoiré d’avocat qui était allé avec moi et La Poubelle à Los Angeles…

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

Elle crut qu’il n’allait pas répondre. Habituellement, elle pouvait le pousser tout doucement dans la direction qu’elle voulait lui faire prendre en posant gentiment et respectueusement une série de questions ; en lui faisant sentir qu’il était (selon l’inoubliable expression de sa petite sœur) le Roi caca de la Montagne de merde. Mais cette fois, elle eut l’impression qu’elle était allée trop loin. Pourtant, Lloyd répondit avec une étrange voix nasillarde : – Il l’a simplement regardé.

Eric débitait toutes ses conneries sur la façon de gérer le business de Las Vegas… il fallait faire ci, il fallait faire ça. Et La Poubelle – pauvre Poubelle, il a un petit grain, tu sais – il le regardait avec des yeux ronds, comme s’il voyait en chair et en os un acteur de la télé. Eric se promène comme s’il faisait son baratin devant un jury, comme s’il croyait avoir gagné. Et lui, il dit tout doucement : Eric. Comme ça. Eric l’a regardé. Moi, je ne voyais rien. Mais Eric l’a regardé, très longtemps. Peut-être cinq minutes. Ses yeux sont devenus de plus en plus gros… et puis la morve a commencé à lui sortir du nez… ensuite il s’est mis à rigoler… et lui, il rigolait avec Eric. J’ai eu très peur. Quand Flagg rit, on a peur. Mais Eric continuait à rigoler. Alors, il a dit : Quand vous rentrerez vous le ferez descendre dans le désert Mojave. C’est ce qu’on a fait. À mon avis, Eric est encore en train de tourner en rond là-bas. Il a regardé Eric cinq minutes et l’autre a perdu la boule.

Il avala une dernière bouffée et écrasa sa cigarette. Puis il prit Dayna par le cou.

– Pourquoi est-ce qu’on parle de toute cette merde ?

– Je ne sais pas… comment ça va à Indian Springs ?

Le visage de Lloyd s’éclaira, car Indian Springs était son programme préféré.

– Très bien. Vraiment très bien. Trois types vont être prêts à piloter les Skyhawk d’ici le premier octobre, peut-être avant. Hank Rawson s’en tire vraiment très bien. Et La Poubelle est un vrai génie. Pas trop brillant dans certains domaines, mais pour les armes, il est incroyable.

Elle avait rencontré deux fois La Poubelle. Les deux fois, elle avait senti un frisson courir sur sa peau lorsque ses yeux étranges et troubles s’étaient posés sur elle, et un soulagement palpable lorsque ces yeux s’en étaient allés. Beaucoup – Lloyd, Hank Rawson, Ronnie Sykes, Le Rat – le considéraient comme une sorte de mascotte, un porte-bonheur.

L’un de ses bras était une horrible masse de chairs brûlées fraîchement cicatrisées. Elle se souvenait de quelque chose d’assez bizarre qui s’était produit l’avant-veille. Hank Rawson était en train de parler. Il avait pris une cigarette, avait frotté une allumette et terminé ce qu’il était en train de dire avant d’allumer sa cigarette et d’éteindre l’allumette. Dayna avait alors vu comment les yeux de La Poubelle s’étaient braqués sur la flamme de l’allumette, comment sa respiration avait semblé s’arrêter. Comme si tout son être s’était concentré sur cette flamme minuscule. On aurait dit un homme mourant de faim devant un somptueux banquet. Puis Hank avait secoué l’allumette, l’avait laissé tomber dans le cendrier, et le moment s’était envolé.

– Il connaît bien les armes ?

– Et comment ! Les

Skyhawk sont armés de missiles air-sol. Des Shrike. Personne ne savait comment monter ces foutus engins sous les ailes. Personne ne savait comment les armer. Il nous a fallu près d’une journée pour comprendre comment les sortir des râteliers de stockage. Alors Hank a dit : On ferait mieux de demander un coup de main à La Poubelle quand il reviendra, pour voir s’il arrive à nous dépanner.

– Quand il reviendra ?

– Oui, c’est un très drôle de type. Il est à Las Vegas depuis près d’une semaine maintenant, mais il va pas tarder à refoutre le camp.

– Où va-t-il ?

– Dans le désert. Il prend une Land-Rover, et il se balade. C’est un mec vraiment bizarre, tu sais. À sa manière, La Poubelle est presque aussi étrange que le patron. À l’ouest d’ici, il n’y a rien que du désert, du désert et du désert. Je suis payé pour le savoir. Je suis resté à l’ombre quelque temps dans un trou qui s’appelait Brownsville Station, plus à l’ouest. Je ne sais pas comment il se débrouille là-bas, mais il s’en tire. Il cherche de nouveaux jouets et il en ramène toujours plusieurs.

À peu près une semaine après notre retour de Los Angeles, il a rapporté un tas de mitrailleuses à lunettes laser – des mitrailleuses qui mettent dans le mille à tous les coups. Une autre fois, c’était des mines antichars, des mines antipersonnel, une bonbonne de Parathion. Il dit avoir trouvé tout un stock de Parathion, un défoliant. Il y en aurait assez pour rendre tout le Colorado chauve comme un œuf.

– Où trouve-t-il tout ça ?

– Un peu partout. Il a du flair. Mais ça n’a rien de bien extraordinaire. La majeure partie de l’ouest du Nevada et de l’est de la Californie appartenait au gouvernement fédéral. C’est là que les militaires essayaient leurs joujoux, même des bombes A. Il va en ramener une un de ces jours.

– Il se mit à rire. Dayna avait froid, terriblement froid.

– La super-grippe a commencé quelque part dans le coin. Je suis prêt à le parier. La Poubelle va peut-être découvrir où. Je te dis, il renifle ces trucs-là. Le patron dit de le laisser faire. Tu sais quel est son jouet préféré en ce moment ?

– Non.

Elle n’était pas sûre de vouloir le savoir… mais pour quelle autre raison était-elle venue ici ?

– Le lance-flammes

autotracté.

– Le quoi ?

– Un gros lance-flammes sur chenilles. Il y en a cinq à Indian Springs, bien alignés comme des bagnoles de formule 1, répondit Lloyd en riant. Ils s’en servaient au Viêt-Nam. Les troufions appelaient ça des Zippo, comme les briquets. Ils sont bourrés de napalm. La Poubelle en est fou.

– Je vois le genre…

– Cette fois-là, quand La Poubelle est rentré, on l’a aussitôt emmené à Indian Springs. Il a tournicoté autour des Shrike en sifflotant et il a réussi à les armer et à les monter en moins de six heures. Pas croyable. Il fallait entraîner les techniciens de la U.

S. Air Force pendant près de quatre-vingt-dix ans pour qu’ils y arrivent. Si La Poubelle est pas un vrai génie, je me la coupe.

Un idiot savant, tu veux dire.

Et je suis presque sûre de savoir comment il s’est fait ces brûlures.

Lloyd regarda sa montre et se releva.

– À propos d’Indian Springs, je dois y aller. Juste le temps de prendre une autre douche. Tu viens avec moi ?

– Pas cette fois.

Elle s’habilla quand la douche commença à couler. Jusqu’à présent, elle avait toujours réussi à s’habiller et à se déshabiller quand il n’était pas dans la chambre. Et elle entendait bien qu’il continue à en être ainsi.

Elle fixa la pince sur son avant-bras et fit glisser le couteau à cran d’arrêt dans le mécanisme à ressort.

Un mouvement sec du poignet, et elle aurait aussitôt les vingt-cinq centimètres de la lame dans la main.

Que veux-tu, pensa-t-elle en remettant son chemisier, il faut bien qu’une femme ait ses petits secrets.

L’après-midi, elle

participait à l’entretien de l’éclairage public. Son travail consistait à tester les ampoules des lampadaires et à remplacer celles qui avaient grillé, ou qui avaient été cassées par les vandales à l’époque où Las Vegas connaissait les affres de la super-grippe. Elle et ses trois collègues disposaient d’un camion à nacelle hydraulique qui circulait de lampadaire en lampadaire, rue après rue.

Cet après-midi-là, perchée dans la nacelle, Dayna retirait la lentille de plexiglas d’un lampadaire en pensant à ses collègues de travail. Elle les aimait bien finalement, surtout Jenny Engstrom, une très belle fille, ancienne danseuse de strip-tease, qui aujourd’hui conduisait le camion. C’était le genre de fille que Dayna aurait voulu avoir comme amie et elle n’arrivait pas à comprendre que Jenny soit là, dans le camp de l’homme noir. Elle en était si troublée qu’elle n’osait lui demander une explication.

Les autres n’étaient pas mal non plus, tout compte fait. Las Vegas pouvait se vanter de posséder une proportion sensiblement plus élevée de crétins que la Zone, mais aucun n’avait des crocs, et ils ne se transformaient pas en chauves-souris quand la lune se levait. Il y avait aussi des gens qui travaillaient beaucoup plus dur que ceux de la Zone. Dans la Zone libre, vous pouviez voir des hommes et des femmes flâner dans les parcs à toutes les heures de la journée, d’autres prendre trois bonnes heures pour le déjeuner. Ici, il n’en était pas question. De huit heures du matin à cinq heures de l’après-midi, tout le monde travaillait, soit à Indian Springs, soit en ville, dans les équipes d’entretien. Et l’école avait recommencé. Il y avait une vingtaine d’enfants à Las Vegas, âgés de quatre ans (Daniel McCarthy, le chouchou de tout le monde, surnommé Dinny) à quinze ans. On avait trouvé deux anciens professeurs parmi les réfugiés et les classes avaient commencé, cinq jours par semaine. Lloyd qui avait abandonné ses études après avoir triplé sa troisième était très fier de ce résultat. Les pharmacies étaient ouvertes. Des gens y entraient sans cesse… mais ils ne prenaient rien de plus méchant que des comprimés d’aspirine ou de Bromo-Seltzer. Pas de problèmes de drogue à l’ouest.

Tous ceux qui avaient vu ce qui était arrivé à Hector Drogan savaient quelle était la sanction. Pas de Rich Moffat non plus. Tout le monde était gentil, tout le monde se tenait bien. Et il était fortement recommandé de ne rien boire de plus fort qu’une bouteille de bière.

L’Allemagne en 1938, pensa Dayna. Les nazis ? Oh, ils sont charmants. Très sportifs. Ils ne fréquentent pas les boîtes de nuit. Les boîtes de nuit sont pour les touristes. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils fabriquent des horloges.

La comparaison était-elle bien juste ? Dayna n’en était pas trop sûre. Cette Jenny Engstrom, par exemple, qu’elle aimait tant. Juste… ? Peut-être que oui.

Elle testa l’ampoule du lampadaire. Elle était grillée. Elle la déposa doucement entre ses pieds, prit la dernière ampoule neuve qu’il lui restait. Tant mieux, c’était bientôt fini. On allait…

Elle regarda en bas et s’arrêta, stupéfaite.

À l’arrêt d’autobus, des gens venaient d’arriver d’Indian Springs et s’apprêtaient à rentrer chez eux. Tous regardaient machinalement en l’air, comme d’habitude. Le syndrome du numéro de trapèze volant pour pas un sou, messieurs dames.

Ce visage, qui la regardait.

Ce large sourire, ces yeux interrogateurs.

Mon Dieu, non, ce n’est pas Tom Cullen ?

Une goutte de sueur salée coula dans son œil l’empêchant de bien voir. Quand elle l’eut essuyée, le visage n’était plus là. Le groupe qui était descendu de l’autobus s’éloignait déjà dans un murmure de conversations joyeuses. Dayna regarda celui qu’elle avait pris pour Tom. Mais, vu de derrière, il était difficile de…

Tom ? Ils auraient envoyé Tom ?

Sûrement pas. C’était tellement fou que…

Mais si, justement.

Elle ne pouvait pas y croire.

– Hé ! Jurgens ! cria

Jenny de sa voix éraillée. Tu roupilles là-haut, ou tu te tripotes ?

Dayna se pencha par-dessus le bord de la nacelle et regarda Jenny, le majeur dressé en l’air. C’était clair. Jenny éclata de rire. Dayna reprit son travail installa tant bien que mal l’ampoule neuve. Quand elle eut fini, il était l’heure de rentrer. Sur le chemin du retour au garage, Dayna était silencieuse, préoccupée… si silencieuse que Jenny s’en aperçut.

– Je n’ai rien à dire, c’est tout, lui dit Dayna avec un petit sourire.

Ce n’était quand même pas Tom.

Était-ce lui ?

 

– Debout !

Debout ! Tu vas te lever, salope !

Elle sortait d’un sommeil brumeux lorsqu’un pied la frappa au creux des reins. Elle tomba du grand lit circulaire.

Aussitôt, elle se réveilla, plissant les yeux, perdue.

C’était Lloyd qui la regardait, fou de colère. Et puis Whitney Hogan. Ken DeMott. L’As. Jenny.

Mais le visage souriant de Jenny était fermé cette fois.

– Jenny ?

Pas de réponse. Dayna se mit à genoux, à peine consciente qu’elle était nue, entourée de ce cercle de visages fermés qui la regardaient. L’expression de Lloyd était celle d’un homme qui vient de découvrir qu’on l’a trompé.

Je rêve ?

Habille-toi, saloperie d’espionne !

O. K. Ce n’était donc pas un rêve.

Elle sentit s’enfoncer dans son ventre une terreur qui lui parut presque familière. Ils étaient au courant pour le juge, et maintenant ils étaient au courant pour elle. Il leur avait tout dit. Elle jeta un coup d’œil au réveil sur la table de nuit. Quatre heures moins le quart du matin. L’heure de la police secrète.

– Où est-il ? demanda-t-elle.

– Pas loin, répondit Lloyd entre ses dents, et tu vas bientôt le regretter.

Le visage de Lloyd était pâle, luisant de sueur. Son amulette pendait dans le V du col de sa chemise.

– Lloyd ?

– Quoi ?

– Je t’ai flanqué la vérole, Lloyd. Ne saute pas trop haut. Elle risquerait de tomber toute seule.

Il lui donna un coup de pied juste au-dessous du sternum. Dayna tomba à la renverse.

– J’espère qu’elle va tomber toute seule, Lloyd.

– Ta gueule et habille-toi – Sortez ! Je ne m’habille pas devant les hommes.

Lloyd la frappa encore, cette fois dans le biceps du bras droit. Une douleur cinglante. Sa bouche s’ouvrit, ses lèvres tremblèrent, mais elle ne cria pas.

– Tu es dans la merde, Lloyd.

Comme ça, tu couchais avec Mata Hari ?

Elle lui fit un sourire, des larmes plein les yeux.

Whitney Hogan vit une lueur meurtrière traverser les yeux de Lloyd. Il s’avança rapidement et prit le bras de Lloyd.

– Allez, Lloyd. On va dans le salon. Jenny va la surveiller pendant qu’elle s’habille.

– Et si elle décide de

sauter par la fenêtre ?

– Aucune chance, répondit Jenny.

Son visage était absolument impassible et, pour la première fois, Dayna remarqua qu’elle portait un pistolet à la ceinture.

– De toute façon, elle

pourrait pas, dit L’As. Les fenêtres ne s’ouvrent pas ici. Les clients qui perdaient beaucoup au casino auraient pu décider de faire un plongeon. Mauvaise publicité pour l’hôtel.

Un éclair de compassion traversa les yeux de L’As lorsqu’ils se posèrent sur Dayna : – T’as pas gagné le gros lot, ma petite.

– Allez, Lloyd, reprit

Whitney. Tu vas faire des conneries si tu sors pas d’ici. Tu vas lui cogner sur la tête, et tu vas le regretter.

– D’accord, répondit Lloyd en se dirigeant vers la porte avec les autres.

Avant de sortir, il s’arrêta et se retourna vers Dayna :

– Crois-moi, il va te faire passer un sale quart d’heure, salope.

– Tu es le plus mauvais baiseur que j’aie jamais rencontré, Lloyd, dit-elle d’une voix sereine.

Il voulut se précipiter sur elle, mais Whitney et Ken DeMott l’arrêtèrent. La porte se referma avec un claquement sourd.

– Habille-toi, Dayna, dit Jenny.

Dayna se releva en frottant le bleu qui commençait à noircir sur son bras.

– C’est ça ce que vous aimez ?

C’est ça que vous voulez ? Des types comme Lloyd Henreid ?

– C’est toi qui couchais avec lui, pas moi, répondit Jenny dont le visage trahissait pour la première fois une émotion – la colère et l’amertume. Tu trouves que c’est joli de venir ici nous espionner ? Tu mérites ce qu’on va te faire. Et crois-moi, on va t’en faire, ma petite.

– J’avais une bonne raison pour coucher avec lui, répondit Dayna en enfilant sa culotte. Et j’avais une bonne raison pour espionner.

– Ferme donc ta gueule.

Dayna se retourna et regarda Jenny dans les yeux.

– Qu’est-ce que tu crois qu’ils sont en train de faire ? Pourquoi penses-tu qu’ils apprennent à piloter des jets à Indian Springs ? Ces missiles Shrike, tu crois qu’ils sont là pour que Flagg gagne une Barbie pour sa petite amie au jeu de massacre ?

– Ça ne me regarde pas, rétorqua Jenny entre ses dents.

– Et ça ne te regardera toujours pas s’ils se servent de ces avions pour traverser les Rocheuses au printemps prochain et massacrer avec leurs missiles tous ceux qui vivent de l’autre côté ?

– J’espère que c’est ce qu’ils vont faire. Nous, ou vous ; c’est ce qu’il dit. Et je le crois.

– Ils croyaient Hitler aussi.

Mais tu ne le crois pas. Tu as simplement la trouille de lui.

– Habille-toi, Dayna.

Dayna mit son pantalon, boutonna la ceinture remonta la fermeture Éclair. Puis elle mit la main devant sa bouche.

– Je… je crois que je vais vomir…

Son chemisier à manches longues à la main, elle courut s’enfermer dans la salle de bains. Derrière la porte, on l’entendait vomir.

– Ouvre la porte, Dayna !

Ouvre, ou je fais sauter la serrure !

– Je suis… malade…

Encore un gargouillis pitoyable. Sur la pointe des pieds, Dayna cherchait sur le dessus de la pharmacie le couteau qu’elle avait laissé là. Encore vingt secondes, seulement vingt secondes…

Elle le trouva. Elle l’attacha sur son avant-bras. D’autres voix s’élevaient maintenant dans la chambre.

De la main gauche, elle ouvrit le robinet du lavabo.

– Une minute, je suis malade, vous ne comprenez pas ?

Mais ils n’allaient pas lui laisser une minute. Quelqu’un donna un coup dans la porte qui frissonna. La lame reposait contre l’avant-bras de Dayna comme une flèche mortelle. En un éclair, elle mit son chemisier, boutonna les manches, s’aspergea d’eau autour de la bouche, actionna la chasse.

Un autre coup dans la porte. Dayna tourna la poignée et ils se précipitèrent dans la salle de bains Lloyd, les yeux fous. Jenny, debout derrière Ken DeMott ; L’As, pistolet au poing.

– J’ai dégueulé, dit Dayna d’une voix très calme. Dommage que vous n’ayez pas pu regarder ça, hein ?

Lloyd la prit par l’épaule et la propulsa dans la chambre.

– Je devrais te casser le cou, connasse.

– Écoute bien la voix de ton maître, dit-elle en boutonnant le devant de son chemisier, les yeux étincelants.

C’est votre dieu, non ? Lèche-lui le cul, tu es son esclave.

– Tu ferais mieux de fermer ta gueule, dit Whitney de sa grosse voix bourrue. Tu aggraves ton cas.

Dayna regardait Jenny, incapable de comprendre comment cette femme si souriante, tellement pleine de vie, avait pu se transformer en cette face de lune impassible.

– Vous ne voyez pas qu’il est prêt à tout recommencer ? La guerre… la super-grippe ?

– Il est le plus fort, dit Whitney avec une étrange douceur. Il va faire disparaître vos gens de la surface de la terre.

– Ça suffit avec les

parlotes, dit Lloyd. On y va.

Ils voulurent la prendre par les bras, mais elle recula, croisa les bras sur sa poitrine et secoua la tête.

– Je vais marcher toute seule.

le fléau
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